Le Chagrin.
Elle distribuait des prospectus sur les trottoirs d'Avignon. C'était le moyen le plus efficace pour attirer la clientèle des spectacles
présentés durant le Festival qui portait le nom de la cité des Papes. Il ne l'avait pas vu arriver vers lui. Il était en train de photographier une Sans Domicile Fixe allongée devant la vitrine
du Mac Donald : les gens entraient, sortaient sans guère prêter attention à cette femme désoeuvrée qui gisait-là, à même le sol, dans la saleté que la rue produisait. Ayant terminé ses derniers
clichés, la femme qui s'était avancé jusqu'à lui, lui tendit un fly :
"C'est ce soir à 21 heures. C'est une tragédie amoureuse entre une femme et son amant qui ne l'aime plus", lui dit-elle, en le considérant agréablement du regard. Pendant qu'il parcourait vaguement le prospectus, lisant l'essentiel de la pièce résumée, elle le regardait instamment, insistant de ses yeux bleux dont les paupières retombaient presque comme deux rideaux de spectacle...
"C'est une histoire romanesque qui se déroula au XIX° siècle ; les personnages ont bel et bien existé" continua la jolie femme. Il n'avait pas encore ouvert la bouche pour prononcer un mot. Il détacha son attention portée sur le bout de papier puis leva son regard vers elle ; plongeant ses yeux dans les siens, il lui fit une remarque que sans doute personne avant lui n'avait formulée de cette manière :
" Et d'où vous viennent ces beaux yeux si bleus ?"
Elle répliqua aussitôt, comme si elle eut voulu maintenir la conversation avec cet inconnu qui, en tout a priori, lui plaisait follement :
"C'est de mon papa. Il avait les mêmes yeux que moi ou plutôt c'est moi qui ai les mêmes."
"Et de quelle origine était votre papa ?"
"De Toulouse !"
"Toulouse ! Mais, je suis toulousain ! Toulousain de trois générations ! Mes parents se sont mariés à la cours Henry IV, en 1947 et mes grands parents paternels en 1920 au même lieu ; c'est-à-dire en la salle des Illustres, Place du Capitole !"
Son visage s'illumina aussitôt et un sourire esquissa de la joie sur son minois entièrement dévolu à une affective attention.
"Venez ce soir au théâtre, un peu avant 21 heures et demandez-moi ; je vous offre une invitation."
Ce fut pour lui une véritable déclaration d'amour. Jamais personne ne lui avait formulé des intentions ausi particulières, en des
termes autant épurés, évoquant tellement la cinsérité qu'il faillit verser une larme. Ses yeux maintenant embués par l'émotion que cette insolite rencontre lui avait provoquée, se mouillèrent à
peine de telle sorte que l'amante l'embrassa dans l'encognure des lèvres en se rapprochant plus de la bouche que des joues, comme le fit Grid, lorsqu'elle arriva droit sur lui, pleine de grâce et
de sincérité ; il s'en souvenait encore, comme si c'était hier...
Alors il osa, contre toute force humaine éventuellement opposée à ce genre d'action, la prendre par la taille et lui donner un suave baiser qui dura suffisamment longtemps pour réussir à faire détourner les regards des curieux de passage et les obliger à baisser la tête. Elle en fut réellement renversée, comme si il y avait longtemps que personne n'avait déposé sur ses lèvres des lèvres d'amour.
Le soir venu, il s'en alla, sans aller au rendez-vous, craignant sans doute de vivre une trop gande histoire d'amour ; car il pressentait que cette inconnue lui apporterait un bonheur perdu auquel il s'efforçait de croire, mais en vain. Les forces contraires l'asservissaient au perpétuel malheur, comme si le sort s'acharnait sur lui en lui disant :
"Il est trop tard, pour Toi, mon Ami !"
Jean Canal