Du Bout du Pont.
Attablé à l'intérieur du troquet, dans l'entrebâillement du passage donnant accès à la terrasse aménagée sur le trottoir, j'aperçus la lumière du jour fondre sur moi, dans un rais diffus de la blancheur matinale. L'inspiration vint aussitôt. Le cahier de Moleskine que j'avais ramené de mes voyages intérieurs, s'ouvrit à une page encore vierge qui attendait l'expression de ma verve. Je trempais alors le Montblanc que m'avait offert le Directeur du Théâtre de la Source, rue des Potiers, en me rappelant ces propos :
"C'est un cadeau qui attend de toi une écriture théâtrale ; écris-moi une pièce de théâtre, pour moi seul."
La pièce fut écrite quelques années plus tard: "Le Puni." Le Directeur, lui, était parti, sans nous saluer, à mes amis et moi.
Je trempais la plume d'or dans le flacon d'encre Watermam, en faisant actionner la pompe. Puis, je commençais à aligner les mots, les uns derrière les autres jusqu'à remplir deux pages, et une autre. De la primauté lumineuse du jour advint, comme une apparition, une fille dont le visage ne m'était pas inconnu : c'était Elle ! Elle habitait ma pensé, sans pour cela me harceler ou me soumettre à des espèces de tortures sentimentales. Elle était ! Sans plus ni moins ! Comme tant d'autres le furent ou bien l'on été pour d'autres, elle était une entité à la conception de laquelle j'avais longuement pensé ; mais sans réelle passion ; puisque je l'avais refusée, comme telle !
La réalité que je ne parvenais plus à saisir me remit ce matin-là sur un chemin que je n'avais jamais envisagé de prendre auparavant : celui fondé sur une simple acception de Tristan Tzara, le fondateur des dadaïstes.
"Vivre sans raison."
Alors que tous se donnaient une raison de vivre ou bien d'exister, eux avaient émis l'hypothèse que la vie pouvait être vécue uniquement pour ce qu'elle était ! Toutes autres formes d'interprétations, de concepts ou encore d'idées ne faisaient que compliquer les choses. Et la complexité des êtres étaient désormais au faîte des préoccupations humaines : la société dans sa globalité en souffrait. Chacun cherchait un moyen d'arriver à ses fins ; mais tous avaient suivi le même chemin, sans ne jamais s'en rendre compte. Et cette habitude qui avait fini par lasser les êtres qui se ressemblaient sur le même point commun : exister !
Moi, ne songeant qu'à la postérité, je la préparais, comme un mariage ou plutôt une nativité... Je savais que cela arriverait pour son bonheur. Et moi, j'en étais heureux ; car si l'on aime quelqu'un, on ne peut que lui souhaiter une vie heureuse. Jean Canal. Extrait : « les Cahiers de Moleskine. »