La sépulture oubliée.
Jusques au pont de pierre qui enjambait le Salat, la route était lumineuse, grande ouverte à la clarté du jour. Les arbres sombres érigés sur les abords des coteaux étaient plongés dans une pénombre constante provoquée par leurs branches épaisses. Ils agitaient leurs couronnes verdoyantes sous un vent léger d'automne, conférant à la nature une atmosphère d'obsèques. Ensuite, rétrécie par les roches montagneuses très abruptes à cet endroit, elle s'enfonçait vers les hauteurs, tortueuse et lancinante. L'altitude accentuait cette sensation d'isolement et de terre sauvage incarnée par l'Ariège. La sinuosité de l'eau aux couleurs vert émeraude inspirait une sensation de force naturelle invaincue, encore intacte, n'ayant jamais pu être domptée ; à l'instar de ses habitants et donc de moi-même ! Même les quelques rares ouvrages, barrages et ponts, passerelles et autres constructions de ce genre, n'avaient pu altérer sa somptuosité. Elle était-là immuable, décuplant une force vive que les hommes n'avaient jamais essayé d'amadouer, voire d'exploiter, en tentant de faire louvoyer son large lit, en dehors de son imperturbable itinéraire. Elle était toujours maitresse des lieux, sans rivaux capables de détourner son cours ou encore de lui imposer un étiage autre que celui organisé par les saisons. Cette imposante configuration de l'eau impressionnait les riverains qui avaient érigé leurs demeures à même les berges ; comme s'ils eussent voulu fronder le danger, en cette terre réputée de courage. Cependant, ils redoutaient la rivière, comme un présage suspendu sur leur conscience, dès que cette dernière frisait le manquement au devoir de mémoire dont le passé fut redevable. Et ce jour-là, le mien de devoir prenait des allures de sacerdoce ; il fallait sauver la mémoire ; la nôtre, la mienne et toutes celles de mes aïeux qui avaient disparu dans l'oubli. Vivant en continuité dans le passé avec les morts que ce fût les écrivains, artistes peintres ou encore compositeurs, je n'étais pas de cette société-ci qui m'ennuyait à satiété. Mon monde n'était pas de ce monde. Les gens, d'une manière très générale me devenaient insipides trop infidèles pour que je pusse contracter quelque amitié ou un tantinet de complicité.
Le cimetière où je me rendis ce matin-là n'avait rien perdu de son authentique infrastructure ; il était toujours en fonctionnement de sorte que les tombes immobiles s'étaient multipliées, au fil du temps ! Le portail grinçait ; les graviers crissaient sous mes pas qui enfonçaient les semelles de mes souliers à chaque avancée dans l'allée centrale, bordées de chaque côté de stèles mortuaires où les morts parmi les morts gardaient éternellement le silence, comme seule expression dans la vie. On y décelait la présence de hauts cyprès qui, autrefois, devaient couvrir les tombes de leur imposantes ombres circulaires. Une sensation de désolation planait sur ces stèles qui jalonnaient leurs accès. L'air était frais, le ciel commençait à se couvrir et le village désert, en ce mois de novembre de l'an XI. Certaines sépultures étaient abandonnées à l'irréversible sort dévolu par le temps qui aurait bien fini par avoir raison de la matière organique, restituant à la nature son originelle conception. Je savais plus ou moins, pour avoir entendu des discussions de famille, où se trouvait la sépulture que je recherchais, depuis très longtemps ; c'est le passé qui avait orienté mes pas vers cette direction, comme s'il eût voulu qu'enfin la paix reposât au tréfonds de mon âme...
"En rentrant, à droite, il y a les tombes des enfants, m'avait expliqué la vieille dame à qui je posais les questions sur ce sujet. »
Voilà presque vingt ans maintenant que je me mis en demeure de retrouver le premier enfant de ma grand'mère, ma belle grand'mère qui n'avait connu qu'un seul grand Amour, son Émile. Il lui avait donné un enfant. Un enfant dont la beauté et l'intelligence étaient une composition harmonieuse de la nature humaine. Leur union avait sacralisé l'amour incarné par cet être disparu enfant, emporté par une maladie de l'époque. C'est Marguerite, Marie qui lui ferma les yeux, en étouffant les soupirs rejetés par ses larmes de perles cristallines. Sa beauté n'eût pas son pareil en ce bas monde. Ma grand'mère en sera affectée durant toute sa vie.
"Vous verrez, continua la vieille dame, il est enterré là ! Oh ! cela remonte au début du siècle dernier, pendant la grande guerre. Marguerite y avait perdu son enfant, son mari et son frère, en l'espace de cinq ans... Beaucoup de femmes étaient veuves. Et la vie difficile ne leur permettait pas de fantaisie, vous savez. Marguerite, elle, était la plus jolie, la moins encline à faire des extravagances. Elle était d'une très bonne éducation, avec un certificat de moralité exemplaire."
La vieille dame interrompit soudainement la conversation, sur ces mots qui paraissaient lui rappeler sa lointaine jeunesse. Elle laissa ses yeux tomber sur le parterre d'où elle semblait extraire un souvenir émotionnel. On eût dit une statue figée dans l'éternité intemporelle. Je la considérais avec compassion, comme si elle eût assisté à cette scène que ma mémoire essayait de reconstituer, presque cent ans plus tard. Je m’avançais donc lentement, seul, vers le lopin de terre dédié à cette sépulture tombée en désolation, depuis plus de quatre-vingt-quatorze ans. J'étais maintenant debout sur la terre, là-même où reposait ce petit corps âgé de quatre ans et quelques mois. Une croix de bois trônait sur ce tertre tandis que posé sur le sol gris, sans fleur ni couronne, un Christ brisé en deux parties tenait lieu de compagnon à un enfant sans jouet. Je ne pleurais pas, tout simplement parce que la vie avait fini par tarir toutes les larmes de mes yeux. J'en voulais simplement à Dieu, le tenant responsable de toutes ces fausses croyances qui avaient encensé la foi. Il me fallait un coupable, j'avais le mien, comme d'autres ont le leur ! Autant prendre le premier venu ; c'était lui, Dieu ! Moi seul pouvais m'adresser à lui comme je le faisais, avec insolence ; il ne pouvait plus me punir ou bien me mettre à l'épreuve. Je lui parlais à la deuxième personne du singulier, sans égard pour la place qu'il occupait dans l'univers. Je l'avais tellement surpassé de sorte qu'il me laissait définitivement tranquille... sans même oser me rappeler à la raison spirituelle. Et puis, la foi n'est-elle pas plus belle que Dieu ? Je le tenais pour responsable d'avoir brisé le bonheur d'une femme et son enfant, d'une femme et son mari, d'une sœur avec son frère ! Et le mien avec ma grand'mère. Je tentais l'anathème : Dieu !, je te hais !!! Je compris enfin que jamais dans ma vie je ne serai heureux et qu'il me fallait l'accepter, comme une espèce de fatalité, comme une éternelle pénitence ! Songeant à elle et à ce cher passé, je tombais à genoux face au ciel, implorant Marguerite de revenir vivre avec moi, de ne pas me laisser tout seul ; je me sentais perdu. Cependant, je n'éprouvais aucun sentiment de peine ; seulement la nostalgie et ce spleen baudelairien venaient envahir tout mon être. Et bien que cela pût paraître étrange, j'étais heureux d'avoir recouvré l'enfant de Marguerite, l'enfant de son Amour, celui qui lui disait, quand il s'adressait à elle, en des mots enchanteurs, sans ne jamais élever la voix :
"Ma Maman chérie."
Voilà donc mon Amour, ainsi que tu l'as formulé en des termes que je ne saurai rendre explicitement, j'ai retrouvé ton enfant et j'ai interdit au temps de détruire cette œuvre romanesque que tu as, ô ma douce grand'mère, composée. Et maintenant, combien je ressens sa présence en moi, incluse à jamais dans mon esprit. Je marche avec son souvenir comme s'il eût été le mien. Sa mort vient de me redonner l'envie de vivre pour une rencontre prochaine dans l’au-delà, quand je rejoindrai, enfin, Marguerite ; ma Marguerite qui fut toujours à mes côtés, depuis le tout premier jour de ma naissance.
Jean Canal